Le caporal Joseph Ranaivo par Bernard Moziman – page 4

Joseph Ranaivo au front. Sa mort

            Joseph Ranaivo est en Champagne. Un extrait de sa lettre du 22 juin 1916, cité par le « Journal des Missions », nous le montre sous un côté plutôt optimiste :

            « Des circonstances exceptionnelles ont fait que nous sommes maintenant de nouveau tout près des tranchées, campés dans un grand bois où, à chaque pas, on admire la beauté de la création de Dieu et où, malgré le bruit infernal du canon ainsi que le ronflement sinistre des aéros, nous chantons et rions quand même, car tout est ravissant et vous met de bonne humeur.

           Avant mon dernier séjour aux tranchées, j’ai eu le plaisir de rencontrer et d’écouter le pasteur Marsauche. Malheureusement notre entrevue fut très courte et nous n’avons pas pu nous connaître davantage.

            Voici le beau temps arrivé ; nous allons lutter ardemment. Mais je ne crains rien, je suis entre les mains de Dieu. »

            Et le 12 juillet  1916, dans sa lettre toujours citée par le « Journal des Missions », Joseph Ranaivo annonce sa nomination au grade de caporal :

            « Je suis heureux de vous annoncer que Dieu a bien voulu que je sorte sain et sauf encore de cette lutte sanglante que nous venons de commencer, et pour récompenser de mes premiers efforts, je suis nommé caporal. Cela me fait plaisir, car je suis soulagé des corvées qui sont trop pénibles ; mais aussi ma responsabilité augmente, car j’ai des hommes qui dépendent de moi maintenant. »

            Mais au mois d’août 1916, Guy Parson s’inquiète de ne plus avoir de nouvelles de son beau-frère, Joseph Ranaivo :

            « Je commence à bien m’inquiéter au sujet du jeune Joseph Ranaivo, de qui je n’ai pas de nouvelles depuis 26 jours. J’ai écrit hier à son capitaine. » (13 août 1916.)

            Et le lendemain, il écrit :

            « J’ai la douloureuse mission de vous annoncer la mort glorieuse mais trop cruelle de mon beau-frère, le jeune Joseph Ranaivo.Il a été tué au cours de l’attaque du 20 juillet dernier. J’en ai été avisé par une lettre d’un homme de sa section.

            J’en suis tellement abruti que j’hésite encore à croire à ce foudroyant malheur. Et mon Dieu ! Ses pauvres Parents de qui j’ai reçu des nouvelles, en complète ignorance de cette cruelle perte ; le pauvre Petit s’est héroïquement conduit jusqu’au bout. » (14 août 1916.)

            Joseph Ranaivo fut tué devant Barleux, dans la Somme[1].Le 15 août 1916, Guy Parson envoie une copie de la lettre que son beau-frère lui avait envoyée le 30 juin, peu de temps avant sa mort :

            « Aux Armées, le 30 juin 1916

             Mon cher Parson,

            Reçu ta gentille carte et malgré le peu de temps que je dispose pour t’écrire, je t’envoie quand même à la hâte ce petit mot pour te donner de mes nouvelles.

            Mon cher vieux, je n’ai pas peur de mourir surtout pour la Patrie mais enfin on ne sait jamais ce que nous réserve l’avenir ; ainsi j’entre dès ce soir dans une phase où ma vie est plus que jamais en danger. Je crois m’en sortir sain et sauf comme jusqu’à présent mais en tout cas si jamais il arrive que la mort me fauche, tu le sauras aussitôt. Je mets ma chère petite famille entre tes mains ; console comme tu peux le cœur trop tendre de ma pauvre Maman, seconde dans la mesure du possible le Papa gâteau qui n’a épargné ni sa force, ni sa fortune pour mon bien-être ; enfin le bonheur de ma sœur aînée dépendra de toi, tu sais ce que tu as à faire ; conduis la petite Christine et surtout le jeune Gaston vers la voie de leurs aînés et, pour toi, tu te rappelleras que je ne mourrai pas sans prononcer ton nom et sans te donner le témoignage de toute ma profonde affection.

            C’est pénible d’écrire une pareille lettre mais il le faut.Si ce malheur m’arrive, tu écriras à tous les amis de Paris que tu connais plus que moi, sans oublier les Sauvy d’Arcueil-Cachan.

            Maintenant « Haut les cœurs » et en avant avec cette devise : « Fais ce que dois, advienne que pourra. » Travaillons pour les intérêts et l’avenir de ceux que nous aimons, vengeons nos morts, culbutons les barbares envahisseurs et que leur humeur belliqueuse soit éteinte pour jamais.

             Si je suis blessé, je t’écrirai aussitôt que j’arriverai à l’hôpital. J’espère que tu en feras de même en cas où il t’arriverait quelque chose.

            Je ne peux pas te dire où je suis, mais les journaux t’en parleront d’ici quelques jours. Je suis très heureux d’avoir cet honneur de combattre pour la délivrance de la France, c’est un événement unique au monde.

           Tout marche à merveille maintenant, santé, moral, enthousiasme et patience. J’espère que l’effort qu’on déploiera, concordera avec tout cela et qu’enfin le dénouement fatal arrivera sous peu.

            Au revoir mon vieux, un bon baiser comme témoignage de notre attachement et un gros bonjour comme lien de nos pensées. Ton Joseph. »

Et Guy Parson ajoute le commentaire suivant :

            « J’ai reçu cette lettre le 5 juillet dernier, j’en étais tellement ému que je n’ai pas pu retenir mes larmes et même encore en ce moment j’hésite à croire à cette cruelle perte. Puisse Dieu donner à ses pauvres Parents la plus grande consolation et que malgré tout et à son exemple « Vive toujours notre France à jamais ! ». » (15 août 1916).

            Bien évidemment les parents et la sœur de Joseph Ranaivo sont dans la douleur de sa perte, mais une douleur atténuée par l’idée d’une vie de l’au-delà, auprès du Père, et où ils retrouveront le cher disparu, et aussi par la pensée que leur fils et frère s’est sacrifié pour la France.

            Voici ce qu’écrit le père, le Dr Charles Ranaivo :

            « Je ne vous dirai pas combien la disparition de cet enfant nous a déchiré le cœur ; vous le comprendrez aisément. Toutes nos espérances sont brisées. Mais devant l’irréparable, nous nous consolons dans le ferme espoir que son sacrifice ne sera pas vain. Il se sera donné entièrement, sans réserve, à la France, son pays d’adoption et aura servi son pays natal, comme vous le dites si bien. » (15 décembre 1916).

            Et sa sœur, Aimée Ranaivo :

            « Voilà l’épreuve qui nous est arrivée, épreuve pour nous seuls qui restons, quant à Joseph, il a fait son devoir, avec entrain et enthousiasme, il est mort en brave, il a ouvert pour nous tous un grand sentier respecté de tout le monde, et maintenant il est en paix chez le Père, car il ne peut pas être ailleurs. » (8 octobre 1916).

            Conclusion

            Laissons la parole au « Journal des Missions », 1916 :

           « Tels sont les sentiments qui remplissaient le cœur d’un jeune soldat de la France appartenant à l’élite intellectuelle et sociale du peuple malgache : il n’en est de plus purs, de plus délicats, ni de plus désintéressés.

          Nous nous inclinons avec respect devant ceux qui viennent ainsi, de nos lointaines possessions coloniales, défendre jusqu’à la mort le sol de la patrie commune. De tels sacrifices, si noblement offerts, resserrent étroitement les liens qui unissent la France à Madagascar ; ils justifient toutes les mesures de confiance qui pourront être prises envers nos nouveaux sujets et les montrent capables d’arriver peu à peu à une complète assimilation.

            Et nous osons ajouter que d’avoir formé, dans la société malgache, de telles familles, d’avoir préparé le milieu où les jeunes hommes pouvaient atteindre à un tel développement de l’esprit, du cœur et de la conscience, cela reste un honneur incontestable pour les missions protestantes de Madagascar, et leur mérite la reconnaissance de notre pays. »


[1] Didier Nativel et Faranirina V. Rajaonah (sous la direction de), Madagascar revisitée. En voyage avec Françoise Raison-Jourde, Karthala, 2009, pages 121 et 134