Dénationaliser les missions

L'appel de Daniel Couve en 1920, un écho de la Lettre de Nguyễn Ái Quốc ?

Voici quelques extraits d’une conférence prononcée par l’un des directeurs de la Société des missions évangéliques, le pasteur Daniel Couve. Elle a été prononcée  l’année même où la Lettre était rédigée. Même si les motivations, préoccupations, objectifs de l’un et l’autre des auteurs diffèrent grandement – on ne peut en douter – , de même que l’occasion et le statut de ces deux textes – l’un public, l’autre privé -, on ne peut s’empêcher d’y percevoir des convergences.
La tâche de reconstruction missionnaire et le devoir des étudiants suisses

[: conférence de 1920], Lausanne, Association chrétienne d’étudiants de la Suisse romande, 1921

[…] Il n’est pas question naturellement de nier, pour ne parler que de l’Afrique,  les indiscutables bienfaits que la civilisation occidentale, avec le concours désintéressé des Missions, a apporté au continent noir : suppression de l’esclavage et de l’état de guerre permanente entre tribus ; lutte contre le cannibalisme, la famine, la lèpre, la petite vérole, la maladie du sommeil, développement de l’assistance médicale et de l’instruction publique, mise en valeur des richesses jusque là inconnues et dont les indigènes ont profité comme les blancs. Tout cela, ce sont des faits et des faits indéniables, mais en face de ces faits, il y a d’autres faits et la manière dont les légitimes propriétaires du sol, par exemple, en ont été dépouillés, la façon dont ils ont été exploités par des méthodes variées de travail forcé, restent des crimes que ressentent maintenant avec une acuité toute particulière  les indigènes qui, du fait de la guerre, ont pris conscience à la fois de la faillite de la civilisation et de leur propre valeur, valeur dont ils viennent de se rendre compte, ne serait-ce que par les incomparables services qu’ils ont rendu à leurs maîtres sur le champ de bataille.

Or, de ces crimes, il est difficile aux Missions de se désolidariser, car les meilleures d’entre elles se sont présentées partout comme faisant partie de cette civilisation, et se fondant sur les indiscutables progrès que le christianisme a fait accomplir à notre civilisation occidentale, les chrétiens comme les non-chrétiens et parmi les chrétiens, les missionnaires comme les autres, ont maladroitement et sans relâche insisté dans leur propagande sur les formes  extérieures de la civilisation chrétienne. Hélas, il y a vingt ans déjà que le docteur Warneck dénonçait le danger qui consiste à confondre le christianisme avec l’européisation ou l’américanisation, danger qui, disait-il, est loin d’être conjuré, nous en avons la preuve aujourd’hui. Et l’un de nos missionnaires, commentant cette affirmation du Dr Warneck, écrivait dans une revue qui m’est l’autre jour tombée sous les yeux : « On confond avec la civilisation ce qui n’est qu’un des ses aspects : l’aspect qu’elle a pris chez les peuples de race blanche qui habitent l’Europe et le nord de l’Amérique, et qui sont en effet les plus civilisés.

En toute bonne foi on croit qu’amener des peuples d’autres races, soit par la contrainte, soit par la persuasion à renoncer à leurs coutumes, à leurs mœurs, à leur langue, pour adopter les coutumes, les mœurs, le costume et la langue des Européens, c’est les civiliser. Cette confusion n’est pas seulement commune dans le gros public, elle l’est aussi parmi les missionnaires. Les Missions chrétiennes dépensent souvent plus d’énergie pour changer des habitudes indifférentes au point de vue religieux, mais qui ont le tort de différer des nôtres et de heurter nos préjugés européens, que pour amener les âmes à accepter l’Evangile ; et dans la résistance que les peuples évangélisés opposent à l’effort des missionnaires, on prend souvent pour de l’opposition à l’Evangile, ce qui n’est qu’un mouvement de recul inspiré par un instinct confus et obscur, mais pourtant légitime de conservation. […] On devrait laisser à la nature, c’est-à-dire à l’action de Dieu, le soin de décider la forme de civilisation qui leur convient.

Comment empêcher ces peuples qui ont été arbitrairement froissés dans le culte de ce qu’il y avait pourtant de plus pur dans leurs traditions nationales, comment les empêcher, sous l’influence de la guerre qui leur a si cruellement révélé les faiblesses de notre civilisation, de réfléchir plus qu’ils ne l’avaient fait dans le passé sur les mutilations qui leur ont été imposées, de regretter tout ce qu’ils ont perdu et d’essayer de le récupérer en revivifiant leur propre vie nationale ?

Les Missions devraient borner leur rôle à préparer un milieu favorable à l’éclosion et au développement d’une civilisation quelconque. En cherchant à européiser, suivant le mot du Dr Warneck, elles provoquent la résistance de l’instinct de conservation des peuples qu’elles évangélisent, et cette résistance retarde les progrès de la christianisation.» Et appuyant ce jugement vieux de vingt ans, nous disons aujourd’hui que les mouvements de nationalisme que nous signalons partout ne sont que le point culminant de cette réaction de l’instinct de la conservation et de la résistance à tous les mouvements de dénationalisation dont les Missions, comme tous les autres agents civilisateurs, se sont montrées coupables.[…]

Comment empêcher maintenant ces peuples qui ont été arbitrairement froissés dans le culte de ce qu’il y avait pourtant de plus pur dans leurs traditions nationales, comment les empêcher, sous l’influence de la guerre qui leur a si cruellement révélé les faiblesses de notre civilisation, de réfléchir plus qu’ils ne l’avaient fait dans le passé sur les mutilations qui leur ont été imposées, de regretter tout ce qu’ils ont perdu et d’essayer de le récupérer en revivifiant leur propre vie nationale ?

C’est parmi tous les peuples de l’Asie et de l’Afrique, sans exception, que ce sens national a été stimulé et par les expériences douloureuses de la guerre, et par la crainte de la domination politique et de l’exploitation économique toujours plus redoutées de la part des nations occidentales, et aussi, je le répète, par l’affirmation sans cesse répétée par les représentants des grandes puissances, que celles-ci n’ont combattu que pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Comment, au milieu de telles expériences, ces peuples d’Asie et d’Afrique ne  seraient-ils pas devenus plus conscients qu’ils possèdent une tradition sociale, intellectuelle, spirituelle, spécifique de chacune de leurs races et qui vaut la peine d’être défendue contre l’influence dissolvante des idées et des coutumes étrangères ? Et, au point de vue chrétien et missionnaire, le grand danger est que dans leur révolte contre la domination et l’exploitation occidentales, dans leur réaction contre les idées que nous avons l’air de vouloir leur imposer du haut de notre supériorité de blancs, ces peuples arrivent aussi à se méfier de la foi religieuse qui est venue à eux pourtant dans son universelle puissance à travers cette civilisation occidentale.[…]

Je ne fais qu’indiquer le problème, mais n’en ai-je pas assez dit pour montrer que le premier devoir des Missions chrétiennes est plus que jamais, à l’heure difficile où nous sommes, de faire un réel effort pour essayer de distinguer toujours plus clairement entre la vérité et la vie éternelle qu’elles cherchent à communiquer, et les formes particulières que cette vérité et cette vie ont assumées à différentes périodes de l’histoire et chez les différents peuples d’Occident

Sans doute, nous ne pouvons pas nous empêcher de tout voir sous l’angle de notre mentalité d’Occidentaux, mais Dieu nous garde de vouloir jamais imposer aux autres cette forme d’esprit qui nous est spéciale à nous-mêmes ! et pour éviter le risque de dénationaliser ainsi ceux que nous voulons évangéliser, c’est nous qui, par un esprit de véritable sacrifice consenti à notre idéal missionnaire, devons essayer de nous dénationaliser  nous-mêmes ; ou tout au moins d’élargir assez notre point de vue national pour nous assimiler vraiment les coutumes, la littérature, l’art, la religion même de ces peuples que nous voulons christianiser afin de pouvoir ensuite nous servir de tout ce que nous aurons acquis ainsi de vraiment indigène, comme d’un véhicule, pour une éducation qui sera, pour un peuple donné, à la fois chrétienne et nationale. Et en même temps, et toujours davantage, ce sera aussi pour les Missions chrétiennes un devoir de se désolidariser aussi complètement que possible de l’attitude politique et économique des nations auxquelles elles appartiennent ou sous le drapeau desquelles elles travaillent. 

Il est essentiel que les Missions chrétiennes, vraiment dénationalisées, aient le courage d’être toujours du côté de la justice et souvent, sans hésitation, avec l’indigène contre le blanc.

L’opposition des peuples de l’Asie et de l’Afrique à la domination politique et économique de l’Occident, est un des faits les plus considérables de l’heure actuelle ; et, dans ce contact, qui est un fait, dans ce contact tout fait d’oppositions et de contradictions entre l’Occident d’une part et l’Asie et l’Afrique de l’autre, il y a des éléments d’idéalisme avec lesquels les Missions chrétiennes peuvent coopérer sans arrière-pensée, mais il y a aussi, hélas, au travail, d’immenses forces d’égoïsme, d’oppression, d’injustice, qui ne peuvent pas ne pas provoquer parmi les peuples d’Asie et d’Afrique des manifestations d’amère protestation : il y a dans la vague de bolchevisme noir qui sévit actuellement sur l’Afrique et dont les grèves indigènes, sans cesse multipliées, ne sont qu’une petite manifestation, il y a quelque chose de légitime. Il est essentiel que les Missions chrétiennes, vraiment dénationalisées, aient le courage d’être toujours du côté de la justice et souvent, sans hésitation, avec l’indigène contre le blanc.

Dans la mesure où nous serons fidèles à cet idéal de justice, dussions-nous entrer en opposition avec les nôtres, nous aurons avec nous la confiance des meilleurs des indigènes et nous leur rendrons possible aussi la confiance dans l’Evangile que nous voulons leur prêcher ; mais quel tact aussi, encore une fois, ne faut-il pas au missionnaire pour concilier cela avec le loyalisme qu’il doit au gouvernement sous lequel il travaille. Si, sous prétexte de fidélité à l’indigène, il manquait à ce loyalisme, ce serait encore l’indigène qui en pâtirait. 

Il vaut la peine, pour le salut du monde, de tenter en nous cette conciliation du national et de l’humain

[…] Il vaut la peine, pour le salut du monde, de tenter en nous cette conciliation du national et de l’humain, il vaut la peine d’essayer de réaliser ce prodige qui consiste à faire retentir dans toute sa pureté, ce qui est notre devoir, la note particulière de la race que nous représentons, chaque race ayant quelque chose de spécial à apporter au trésor commun de l’humanité, et en même temps de savoir découvrir et soutenir, pour le mieux mettre en valeur, tout ce qu’il y a de meilleur dans les aspirations de ceux, si différents qu’ils soient de nous-mêmes, auxquels nous aurons consacré nos vies