Le caporal Joseph Ranaivo

Le caporal Joseph Ranaivo par Bernard Moziman

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Nous nous proposons de suivre l’itinéraire d’un soldat malgache, le caporal Joseph Ranaivo, depuis son incorporation à Madagascar jusqu’à son envoi au front où il fut tué (mars 1915 – juillet 1916.) Cet itinéraire sera évoqué au travers de la correspondance que divers membres de sa famille – sa sœur Aimée, son père le docteur Charles Ranaivo, son futur beau-frère Parson – et aussi Joseph Ranaivo lui-même ont entretenue avec le directeur de la SMEP d’alors, Jean Bianquis.

Le Directeur Jean Bianquis

Il est bon, en premier lieu, de souligner la place qu’occupe le directeur Jean Bianquis dans cette correspondance, qui il était aux yeux de ceux qui lui écrivaient. Expression de remerciement et de reconnaissance : « Je viens vous remercier bien sincèrement de la sollicitude que vous avez bien voulu montrer à mon fils » (Charles Ranaivo, 5 octobre 1915) ; « Je suis très sensible à la considération dans laquelle vous voulez bien me prendre » (Aimée Ranaivo, 30 mars 1915.) Les lettres du directeur à un soldat au front peuvent être aussi un réconfort et montrer qu’il n’est pas oublié : « Votre lettre pleine d’amabilité et d’égard m’a fait le plus grand plaisir… » (Joseph Ranaivo, dans les tranchées, 21 décembre 1915). Figure centrale, pilier, père ou même confident ; une personne sur laquelle s’appuyer et en qui on a toute confiance, à qui on peut exprimer ses sentiments.

Mais le directeur de la SMEP est également là pour résoudre des questions matérielles, trouver des solutions, donner des renseignements, susciter des rencontres. Faire en sorte qu’un soldat malgache débarquant à Marseille ne soit pas livré à lui-même et puisse trouver un pasteur, une personne accueillante – Mme Escande ou Mme Foex – ou une communauté protestante. Nous verrons plus loin comment Joseph Ranaivo fut accueilli lors de son arrivée en France

Il va sans dire que le rôle que joue Jean Bianquis se retrouve auprès de tous les soldats du continent africain ou du Pacifique qui ont participé à la Grande Guerre. Joseph Ranaivo et sa famille ne sont qu’un exemple parmi tant d’autres

Qui était Joseph Ranaivo ?

Un article nécrologique du « Journal des Missions évangéliques » de 1916 nous le présente, ainsi que son père, le Dr Charles Ranaivo:

« Joseph était le fils aîné du Dr Charles Ranaivo, bien connu de tous les Européens qui, depuis une quinzaine d’années, ont habité Tananarive. Celui-ci avait été formé avant la conquête, par la mission des « Amis ». De l’école d’Ambohijatovo, il avait passé à l’école de médecine fondée par les missions protestantes anglaises et norvégiennes. Au lendemain de l’occupation, il vint à Paris régulariser ses études, laissant à Madagascar sa jeune femme et ses deux aînés, Joseph et Aimée. Reçu docteur, nous le vîmes revenir en 1902 à Tananarive où le Général Galliéni s’intéressait à lui tout particulièrement. Peu d’années plus tard, il était naturalisé français. Son fils Joseph a été d’abord au lycée de la Réunion, puis au lycée de Tananarive. Sa fille Aimée est fiancée à l’un de ses jeunes compatriotes, le Dr Guy Parson, aujourd’hui engagé en France comme médecin-auxiliaire dans un régiment d’artillerie. Deux autres enfants, Christine et Gaston, sont venus compléter plus tard la famille Ranaivo.Fils de Français, Joseph fut appelé avec sa classe. Il partit pour la France plein d’enthousiasme… »

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Joseph Ranaivo est incorporé et son départ en France

Dans sa lettre du 30 mars 1915, Aimée Ranaivo annonce l’incorporation de son frère et son état d’esprit : « Mon frère aîné depuis son incorporation ne songe à autre chose que d’aller au front, revoir sa Patrie et travailler à faire cesser ces maux que les ennemis sanguinaires infligent. Dans la deuxième quinzaine d’avril 1915, Joseph est désigné pour partir au front, mais il ne sait encore sa date de départ. En attendant : « Si vous voyez, chers bons amis, l’enthousiasme de ce petit soldat ! Quand il nous a annoncé ce départ trop longtemps attendu et trop ardemment désiré, il ne se tenait plus de joie. Il rentrait à la maison d’une allure extrêmement gaie et brave. On voyait réellement qu’il n’avait pour cris de bonheur que : « Vive la France » « Vive la Patrie »  « Mourons pour Elle. »

Il sait très bien qu’il lui faudra aller risquer sa vie, et se séparer des siens, mais il n’a plus en tête que pour sa France tant chérie. » (Aimée Ranaivo, 27 avril 1915.)

Enfin Joseph Ranaivo part pour Marseille. « Il est à destination de Marseille, et on ne sait après pour où. En tout cas, comme il ne désire que le front et comme il est déjà corporal (depuis le 19), il y a tout de même quelque espoir qu’on le laisserait en France, soit dans une école militaire pendant quelques semaines et puis ensuite sur le front, soit dans un dépôt de prisonniers (ce qu’il ne veut point voir en perspective) et ensuite sur le front » (Aimée Ranaivo, 25 mai 1915.)

L’état d’esprit de la famille de Joseph Ranaivo face à la Grande Guerre

Il est partagé entre deux sentiments : la fierté de voir un des leurs partir défendre la France, qu’ils considèrent comme leur Patrie, et la tristesse de la séparation.

La famille Ranaivo partage l’enthousiasme de leur fils ou frère devant son incorporation et son départ en France, excepté peut-être la mère : « Ma mère n’est pas bien vaillante depuis quelques jours, jusqu’à tel point qu’elle a été obligée de garder le lit » (Aimée Rainovo, 30 mars 1915. Mais : « Mes parents sont très courageux ainsi que ma sœur et mon frère » (Aimée Ranaivo, 25 mai 1915. Le père, le docteur Charles Ranaivo, est aussi incorporé à Madagascar et est dans l’attente d’un éventuel départ en France. Le petit frère, Gaston, « ne comprend pas au juste comment l’événement nous est sensible » et « ne peut tout de même pas s’empêcher de pleurer le départ de son grand frère… », mais voyant son père revêtu de sa tenue militaire et devant son frère Joseph qui lui parle de la caserne et de ses études militaires, il prend conscience de ce qu’est une patrie et devient enthousiaste. Il va jusqu’à apprendre et déclamer des poésies patriotiques – notamment celles de Paul Déroulède – et avoir des soldats en étain ou en images découpées ; les boîtes d’allumette leur servent de guérites et les bambous de fusils et de baïonnettes ; et utilisant son petit tambour : « en tapant dessus de toutes ses forces, il chante la « Marseillaise », le « Chant du départ », « Le soldat de France », et toutes ces romances militaires très connues… » . Il se voit soldat : « Il compte déjà que dans 12 ans il sera soldat aussi, et il fait des plans, et il compte ses grades… » . (Aimée Ranaivo, 25 mai 1915.) Même la sœur de Joseph Ranaivo aurait souhaité partir au secours de la France menacée. Assistant au départ en liesse des tirailleurs malgaches, elle s’exclame : «… je vous assure que ma nature de jeune fille, très fière de l’être jusqu’à ce jour, s’est beaucoup révoltée à cette inoubliable et grande heure. Je regrettais de ne pas être garçon et de ne pas aller avec ces braves défenseurs de la Patrie. C’était un moment de folie certainement, mais à qui n’arrive-t-il cette même réflexion lorsque la réalité des choses vous pousse vers quelque force de la vie qu’on ignore mais qui est irrésistible. » (Aimée Ranaivo, 16 octobre 1915.)

Sentiment de patriotisme et désir de voler au secours de la mère-patrie menacée par l’invasion de ses ennemis qui n’exclut pas pour autant la pensée du danger, la douleur de la séparation et la possibilité d’un non-retour. Aimée Ranaivo l’exprime à plusieurs endroits de sa correspondance : « C’est triste et inquiétant d’avoir des siens à ce champ où l’on est exposé jour et nuit à la mort… » (30 mars 1915.) Après avoir annoncé l’incorporation de son frère : « Nous nous sommes préparés à cette douloureuse séparation. Nous sommes prêts à présent à lui donner le baiser, dernier peut-être qu’il obtiendra de nos lèvres, mais peut-être aussi la douce étreinte et les vœux trop ardents et sincères de sa chère famille. Qui le sait ? L’avenir est à Dieu. Lui seul peut décider. » (27 avril 1915.) Et au moment où Joseph Ranaivo s’embarque pour Marseille : « Offrir mon frère à la bien-aimée France est le premier et le plus grand don que veut trop faire mon cœur, mais que voulez-vous ? La séparation est toujours dure…triste, surtout dans les conditions de mon frère qui s’en va risquer sa vie et ne sachant rien de son avenir, de [ce] qui l’attend, …de rien. » (25 mai 1915).